Votre aventure musicale a débuté il y a plus de 25 ans avec ADN et son unique album (que je réécoute régulièrement). Comment s'est faite la transition avec Eye 2 Eye ? Pourquoi avoir abandonné le chant en français ?
Didier : Quand ADN a été dissous, nous avons décidé, Philippe et moi-même, de continuer l'aventure musicale ensemble.
Nous avons rencontré quelques fans d'ADN qui avaient un groupe de metal, nommé Limelight, qui venait de perdre son batteur. Nous leur avons proposé de fonder un nouveau groupe, un peu plus tourné vers le métal. Benoît Derat a proposé le nom de Eye To Eye, qui a dû être changé en 2008 en Eye 2 Eye, car un groupe Anglo-américain avait sorti deux albums chez CBS dans les années 80, sous ce patronyme…
Le chant en français a été abandonné pour nous laisser une plus large place à l'international...
Votre actualité et la sortie de votre nouvel album "Lost Horizon" beaucoup plus sombre qu'à l'accoutumée. Pour quelle raison ? Est-ce lié au sujet / concept développé et si oui, quel est-il ?
Didier : J'ai traversé une période assez sombre, à la fin de l'année 2022, qui m'a poussé à extérioriser mon mal-être. Philippe étant devenu papa peu de temps auparavant, et n'ayant pas trop de temps à consacrer à la composition, il m'a demandé si je pouvais m'occuper de l'écriture et de la composition de cet album, d'où ce côté beaucoup plus hargneux et métallique. Les quatre morceaux développés n'ont aucun rapport entre eux. Je voulais également mettre un terme au concept de "Ghosts", entamé en 2017 sur "The Light Bearer". Ce que je disais auparavant explique ce côté très dramatique…
"Meadows of Silence" raconte l'histoire d'un gamin qui perd sa famille dans un bombardement. Je précise que je ne situe l'action nulle part en particulier, c'est juste un constat qui peut se passer n'importe où… Les gamins sont toujours les premières victimes de la connerie des adultes, quelque soit le pays !!
Musicalement, il semblerait que vous vous éloignez des canons de l'étiquette néo-progressive que l'on vous colle (peut-être à tort) depuis vos débuts. Ce nouvel album est beaucoup plus complexe, avec des passages qui flirtent avec le metal, avec parfois une influence à la King Crimson. Comment s'est effectuée cette évolution ?
Didier : En fait, Eye 2 Eye a toujours eu des influences metal, même si elle n'étaient pas aussi flagrantes auparavant… Sur "The Wish", par exemple, des titres comme 'London', 'Murder', ou encore 'Tears of a clown' sur "After all..." , 'Love and Pain' sur "One in every Crowd", 'The Light Bearer', 'Standing on the Edge' et 'Crossing the Mirror' sur "The Light Bearer"…
Nous avons eu la chance de rencontrer Valentin Gevraise, qui n'est autre que le petit frère de Fabien Gevraise, considéré comme un de nos meilleurs guitaristes nationaux durant les années 90 et 2000, parti trop tôt, comme beaucoup… Valentin, qui a pris sa relève, a su nous apporter ce côté beaucoup plus metal, ce qui donne beaucoup plus d'énergie à notre musique.
Concernant nos influences, elles sont diverses et variées. Si Marillion a été l'un des éléments fondateurs de notre musique, je me sens, pour ma part, beaucoup plus proche de IQ, de Pendragon, de Neal Morse et de Pallas, sans oublier tous les grands "classiques", comme Genesis, Yes, King Crimson ou encore plus Pink Floyd, que Bruno adore !!!...
Mais nous écoutons tellement de styles différents qu'il est difficile de nommer tout le monde ! (Rires)
Philippe : Je reste un fan inconditionnel de KC avec dans l'ordre, "Itcock", "Lizard", "LTIA" et "Red" (1 album sur 2), même si maintenant je suis obligé d'écouter à la maison les tubes des 5-7 ans...
Est-ce une orientation durable ou ne sera-t-elle que passagère car liée au concept de l'album par exemple ?
Didier : Quand je vois les retours du milieu metal sur notre album, je pense que nous allons continuer dans ce sens.
Pour la première fois de notre modeste carrière, nous avons eu droit aux éloges de Metal Hammer en Pologne, à un petit coup de pouce de Rock Hard en France, ainsi que dans Empire Magazine, en Allemagne, sans compter Big Bang Magazine, ainsi que nombres de sites internet spécialisés. Le public metal est un public très nombreux et très fidèle, et ce, partout dans le monde. Je pense donc qu'il est grand temps de tenter d'élargir notre public et de ne pas stagner dans les mêmes clichés. On nous a parfois reproché de faire de la musique un peu "molle", ce que je réfute complètement, donc, à nous de montrer que nous pouvons également sortir les crocs !! (Rires)
Dans ce monde de "brutes", l'inclusion du violon et la grande part laissée aux parties de piano apportent une variété importante, et c'est un véritable marqueur de votre musique. Comment réalisez-vous ces associations dans votre processus de composition ?
Didier : De mon côté, je compose essentiellement au piano, car c'est un instrument vraiment complet. Maintenant, nous possédons énormément de "Plug-In", qui nous permettent d'élargir notre palette sonore, ce qui nous permet de tester de nouveaux arrangements, dans n'importe quel domaine, que ce soit des synthés, des percussions, des guitares, des basses, etc.
Une fois la démo terminée, cela donne une idée assez précise du résultat que le compositeur souhaite donner à son titre.
Le poste de chanteur au sein d'Eye 2 Eye n'est semble-t-il pas un long fleuve tranquille. Comment s'est passée l'intégration de Paul Tilley ? Comment l'avez-vous trouvé ?
Didier : Je vais laisser le soin à Paul de se présenter lui-même…
Paul : Didier et moi nous connaissons depuis de nombreuses années. J'ai découvert "Eye 2 Eye" sur un site musical appelé "Reverbnation", où je publiais également mes morceaux solo sous le nom de "Hilrant". Nous sommes restés amis malgré les épreuves de nos vies, y compris nos aventures musicales. Ce fut un véritable coup du sort de me retrouver à faire partie de ce groupe. C'est assez difficile à décrire, en fait, de me retrouver à travailler avec ce groupe dont je suis fan depuis si longtemps.
Eye 2 Eye a une histoire de grands chanteurs. La barre est haute. Je ne peux faire que ce que j'ai toujours fait : m'abandonner complètement aux morceaux, les laisser m'envahir. Que la danse sur la corde raide commence !! Faire de la musique est une affaire sérieuse. Mais c'est là que nous nous amusons. C'est un travail d'amour, et l'amour peut apaiser les bêtes sauvages, déplacer des montagnes ! Je pense que Eye 2 Eye est un groupe de frères, nous sommes tous sur la même longueur d'onde, avec le même objectif. Chaque morceau, chaque album est une petite expérience, une petite aventure. Et les démos que nous avons au début du projet peuvent évoluer avant le produit final. Les chansons sont comme des inconnus : plus on les connaît, plus elles deviennent comme des amies. Les choses ne sont difficiles que lorsque les choses tournent mal. Mais comme je l'ai dit, c'est un travail d'amour et chaque effort vaut toujours la peine pour réaliser son rêve. Créer un album peut être un long voyage, et il faut de la patience, de l'endurance et de la foi.
Son expressivité particulièrement bien adaptée au propos plus musclé de ce nouvel album a-t-elle été un facteur déterminant pour ce que nous avons souligné par ailleurs (album plus sombre / plus complexe qui flirte avec le metal et donc moins néo-progressif) ?
Didier : Paul est un conteur d'histoire, il s'immerge complètement dans celle qu'il interprète, ce qui fait de lui un véritable acteur, un peu comme Fish, à l'époque des premiers Marillion, ce qui rend son interprétation plus captivante. Il joue vraiment le personnage, ce qui est incroyable !!
Lors de nos précédentes chroniques, nous estimions que la production des albums souffrait d'une qualité moindre par rapport à vos talents de composition et d'interprétation. Pour ce nouvel album, celle-ci est vraiment à la hauteur et clairement une marche a été gravie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Didier : Tu as tout à fait raison ! Nous avons essayé de rendre cette production meilleure, album après album. De plus, les techniques d'enregistrement ont énormément évolué ces dernières années, ce qui nous a permis de sortir une toute nouvelle version de "The Wish", dont nous n'étions pas satisfaits à l'époque. Quand Oliver Wenzler de PPR nous a signés en 2020, il nous a suggéré de ressortir "The Wish" qui n'était plus disponible chez Musea depuis des années. Nous avons sauté sur l'occasion pour refaire l'intégralité de cet album qui a été réenregistré, remixé et remasterisé par notre chanteur de l'époque, Djam Zaïdi, qui a fait dessus un incroyable travail ! ("The New Wish", réf PPRCD091).
Son travail nous a tellement plu que nous avons décidé de le prendre comme ingénieur du son pour "Lost Horizon"... et là encore, le miracle s'est accompli !!
Philippe : Tous les groupes disent que leur dernier album est le meilleur, mais cet album est vraiment le premier que j'écoute à la maison comme si c'était un groupe prog étranger. De plus les guitares ont vraiment augmenté de niveau de façon phénoménale avec l'arrivée de Valentin et le travail remarquable qu'a fait le frère de Didier dans ses soli.
Plus généralement quel est votre processus d'enregistrement et de production ?
Didier : Généralement, chacun compose de son côté et propose une démo assez avancée aux autres. A partir de là, chacun donne son avis et des ajustements peuvent être faits. Phil centralise ces enregistrements et à partir de là, chaque intervenant vient ajouter sa partie. Nous commençons à introduire les effets (eéverbes, delays, saturations, etc.), et si le résultat n'est pas à la hauteur, on recommence jusqu'à ce qu'il plaise à tout le monde…
Une fois l'album "terminé", nous le donnons à Djam, qui va procéder au mixage, à la spatialisation des sons puis au mastering et toutes les subtilités nécessaires à la fabrication du CD, avant d'envoyer le tout chez PPR.
Sauf erreur, vous ne jouez jamais en live. Certes, les occasions en France sont rares mais les différents festivals qui ont fleuri (et disparu hélas pour la plupart) ces 20 dernières années n'ont pas eu le plaisir de vous accueillir. Une raison à cela ?
Didier : En effet, plusieurs raison à cela : nous avons fait quelques scènes jusqu'en 2012, mais faire de la scène impose d'être disponible. Or nous avons tous nos métiers, nos familles et nos obligations, ce qui rend cet exercice difficile. Phil a depuis plusieurs années de gros soucis auditifs que la scène n'arrangerait pas. La scène est une expérience fabuleuse pour laquelle il faut du temps si nous voulons être au top, ce que nous n'avons pas, hélas !! De plus, Paul est gallois et habite dans la région de Caerphilly, ce qui complique encore les choses. Alors nous préférons donner le meilleur de nous-mêmes en studio, ce qui est beaucoup plus facile à gérer…
Philippe : Une autre raison est que compte tenu de la complexité de nos arrangements, il faudrait être au moins 3 claviers et peut-être 3 guitaristes sur scène plus des choristes, avec des temps de répétition incompatibles avec nos vies à tous, plus un temps de préparation énorme pour rendre les arrangements sur scène (Mark Kelly a mis 8 mois pour se préparer à jouer "Brave" en 1994). Il faudrait rentrer dans le monde professionnel de la musique et le budget qui va avec, ce que nous n'avons pas.
Cela contribue-t-il à la relative discrétion dont vous faites preuve, tout du moins en France ? “Pour vivre heureux, vivons cachés” ?
Didier : Tu as tout à fait raison ! Maintenant, comme tu le disais précédemment, non seulement les occasions de faire de la scène en France deviennent de plus en plus difficiles - du moins dans le milieu progressif. Le temps passé à répéter pour faire de la scène ne serait de toute façon pas rentabilisé.
Philippe : Nous ne voulons pas revivre le parcours d'Arrakeen par exemple.
Est-ce que le fait d'être hébergé par PPR vous offre une vue plus importante à l'international ?
Didier : Je pense que oui, même si Musea en son temps faisait un excellent job à l'international. L'avantage de l'Allemagne, c'est que c'est un pays où le mot "progressif" signifie quelque chose ! Demandez aux Français s'ils connaissent ce style : c'est déprimant !! Seule une niche de fans connaissent, mais la France , aujourd'hui, si on ne fait pas du rap ou de la soupe, personne ne s'intéresse à vous. Nous avons beaucoup plus de fans en Pologne, en Allemagne et au Bénélux que dans notre propre pays, c'est comme ça et nous n'y pouvons pas grand chose...
Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur la carrière d'Eye 2 Eye au travers des 6 albums publiés ? Avec quelles évolutions ?
Didier : Pour ma part, je suis très fier du chemin parcouru. Six albums (Sept avec "The New Wish" ) depuis 2003, peu de groupes français peuvent se vanter d'une telle longévité, hormis quelques très belles exceptions comme Lazuli, Nemo, JPL ou The Black Noodle Project... Une chose est sûre, il faut vraiment avoir la foi pour continuer, et c'est pour ça qu'il ne faut pas se prendre la tête. Nous faisons de la musique parce que nous aimons ça et pas pour devenir de soit disant "stars" (Rires)
Comme dit le Sergent Murtaugh dans l'Arme Fatale : "On est trop vieux pour ces conneries !!" (Rires) Non, la seule chose qui compte, c'est se faire plaisir et se donner à fond dans nos projets !
A quoi faut-il s'attendre pour la suite ? Des projets particuliers ?
Philippe : j'aurais bien envie de finir par un double album, ou alors 2 simples enregistrés ensemble qui sortiraient avec peu d'écart. Après je tirerai ma révérence, ce qui n'empêchera pas de participer aux projets futurs de Didier en tant que ‘guest'.
Didier : Nos sommes actuellement en phase d'écriture et de composition pour notre prochain album, que nous espérons encore meilleur que celui-ci. Beaucoup d'idées sont en cours de développement. Certaines démos sont prêtes à passer au stade de la production, mais il reste encore beaucoup de travail de composition et d'arrangement à faire...
Paul : Nous travaillons actuellement sur de nouvelles chansons. Et c'est très excitant. Je pense qu'à ce stade, il est trop tôt pour en dire trop à leur sujet. Peut-être que Didier, Phil et Bruno peuvent développer cela ? Peut-être que nous plongeons plus profondément dans la fantaisie tout en restant enracinés dans la réalité ? Et si nous naviguons dans l'obscurité, nous nous dirigeons certainement vers la lumière. Peut-être qu'il y a plus d'amour ici... plus d'espoir…
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