Depuis ses débuts, Esthesis avance à pas mesurés, en quête d’un équilibre fragile entre émotion et rigueur, ombre et lumière. Trois ans après "Watching Worlds Collide", le groupe revient avec "Out of Step", un album plus organique, plus contrasté, où chaque son semble guidé par la nécessité de dire quelque chose de vrai. Ici, tout paraît plus incarné, plus direct, presque instinctif. Le titre en dit long : être “en décalage”, c’est sans doute la seule manière d’avancer quand tout autour vacille.

Dès 'Connection', le ton est donné. Le morceau s’ouvre sur une batterie précise, bientôt rejointe par une basse ample et enveloppante qui impose un rythme tendu mais fluide. La rythmique y joue un rôle central - à la fois ancrage et tension - tandis que les claviers respirent davantage, créant un espace où la mélodie s’installe avec naturel. Cette assise organique traverse tout l’album, comme une pulsation souterraine. Les guitares, plus abrasives que par le passé, se fondent dans un équilibre subtil entre tension et douceur. Esthesis privilégie désormais la sensation à la démonstration, l’émotion brute à la complexité.

Moins démonstratif que "Watching Worlds Collide", "Out of Step" se révèle paradoxalement plus riche sur le plan des émotions. Les interludes 'Fractured I & II' offrent des respirations ambient qui relient les morceaux comme des fragments de conscience. 'City Lights' évoque une échappée lumineuse, presque urbaine, entre trip-hop et pop atmosphérique, tandis que 'The Frame' traduit la volonté de sortir du cadre, de rompre avec les certitudes, entre mélancolie et libération contenue. Et lorsque résonne le morceau-titre, la dynamique change : une basse nerveuse, rappelant Sade ou Prince, entraîne le groupe vers un groove inattendu. Plus direct, plus vif, 'Out of Step' symbolise à lui seul ce que le groupe a de meilleur - la maîtrise du rythme, la clarté du son (l'alarme qui retentit et le silence qu'elle impose) et cette tension émotionnelle qui ne lâche jamais prise.

La seconde moitié du disque gagne en intensité dramatique avec 'Circus' et 'The Storm'. La voix de Mathilde Collet, désormais pleinement intégrée, insuffle une présence nouvelle : aérienne et puissante à la fois, elle dialogue avec celle d’Aurélien Goude dans un jeu d’échos d’une belle justesse (rappelant les grandes heures du trip hop de Portishead). 'The Storm' en constitue l’apogée : un long crescendo où la tempête devient purification, porté par une section rythmique ample et des guitares aux textures presque post-rock. La tension accumulée trouve ici son exutoire dans une explosion de sons et d’émotions, avant de retomber dans un apaisement fragile. C’est alors qu’arrive 'Abyss', pièce instrumentale bonus composée par l’ensemble du groupe. Plus qu’un simple épilogue, elle agit comme une respiration collective - un lent reflux après la déferlante. Entre ambient et post-rock, ce dernier morceau clôt l'album avec une sérénité presque méditative, comme un silence après la tempête.

Avec "Out of Step", Esthesis signe un album à la fois cohérent et audacieux, où chaque détail semble pensé pour servir la fluidité de l’ensemble. Plus profond encore que "The Awakening", plus viscéral que "Watching Worlds Collide", il capture un instant de vérité : celui d’un groupe parvenu à pleine maturité artistique, conscient de sa force tranquille. Entre rock progressif, ambient, groove et post-rock moderne, Esthesis poursuit une trajectoire singulière, loin des effets de mode, dans un équilibre délicat entre rigueur et émotion. "Out of Step" n’est pas seulement un pas de côté : c’est une affirmation, un ancrage d’un groupe qui avance, lucide et inspiré, sans jamais se répéter.